L'Autorité rend une décision structurante pour le secteur du fret ferroviaire
L’Autorité de la concurrence intervient pour rétablir le bon fonctionnement de la concurrence et garantir que les règles soient respectées à l’avenir. Une sanction et une injonction sont, dans cet objectif, prononcées à l’encontre de la SNCF.
A la suite d’une saisine d’office en 2008 et d’une plainte d’Euro Cargo Rail en 2009, l’Autorité de la concurrence rend aujourd’hui une décision par laquelle elle sanctionne la SNCF à hauteur de 60,9 millions d’euros pour avoir mis en œuvre plusieurs pratiques ayant entravé ou retardé l’entrée de nouveaux opérateurs sur le marché du transport ferroviaire de marchandises.
Ces pratiques sont constitutives d’un abus de position dominante et ont faussé le fonctionnement de la concurrence dans le contexte particulier de l’ouverture effective de ce secteur à la concurrence à partir du 31 mars 2006.
En substance, les pratiques sanctionnées ont consisté, pour la SNCF :
- à utiliser, dans son propre intérêt commercial, des informations confidentielles stratégiques concernant ses concurrents dont elle disposait en tant que gestionnaire déléguée des infrastructures ;
- à empêcher ses concurrents, par différents moyens, d’accéder à des capacités ferroviaires indispensables à leur activité (cours de marchandises, sillons, wagons) ;
Par ailleurs, la SNCF a pratiqué auprès de certains clients des prix très bas -inférieurs à ses coûts de production- pour ses prestations de transport par train massif, qui rendaient impossible toute concurrence de la part des nouveaux entrants. L’Autorité n’a pas sanctionné pécuniairement la SNCF à ce titre mais a prononcé à son encontre une injonction afin qu’elle prenne toutes les dispositions nécessaires, notamment comptables et commerciales, pour prévenir à l’avenir ce type de pratique. Ces mesures devront être effectives à l’issue d’une période de 3 ans.
L’Autorité a écarté les autres reproches qui avaient été adressés à la SNCF par les services d’instruction, estimant qu’ils n’étaient pas fondés.
L’ACTIVITÉ DE TRANSPORT FERROVIAIRE DE MARCHANDISES
- Les entreprises en présence
La SNCF est active sur le marché du fret par l’intermédiaire de sa branche SNCF Géodis (à l’époque dénommée branche Fret). En tant qu’opérateur historique, elle détenait au début des pratiques la totalité du marché en raison de son monopole légal. Par la suite, sa part de marché est demeurée très élevée (77 % sur le segment du train massif en 2009). Ses moyens matériels et humains lui donnaient la capacité d’absorber la totalité de la demande à l’époque des faits, à la différence des autres entreprises ferroviaires présentes sur le marché.
Son principal concurrent est Euro Cargo Rail (filiale de la Deutsche Bahn, ci-après « ECR »). Dans une moindre mesure, d’autres entreprises ferroviaires sont présentes sur le marché : Europorte France (filiale d’Eurotunnel), Colas Rail (filiale du groupe de BTP Colas), SNCB Logistics et CFL Cargo.
- Les clients
Les chargeurs sont les clients finaux des entreprises ferroviaires. Il s’agit par exemple des industriels de la chimie, de la sidérurgie, du secteur automobile, d’exploitants de carrières ou de fabricants de produits de grande consommation.
Les clients ayant un volume très important de marchandises à faire transporter utilisent le plus souvent les services de train massif, c’est-à-dire uniquement composés de leurs propres marchandises (par opposition aux services de wagons isolés). Ils doivent disposer pour cela d’installations dites « embranchées », c’est-à-dire reliées au réseau ferré national, afin de pouvoir accueillir les trains et les décharger.
LES PRATIQUES SANCTIONNÉES (60,9 MILLIONS D’EUROS)
1. L’utilisation à des fins commerciales par la SNCF d’informations confidentielles obtenues dans le cadre de sa mission publique de gestion des infrastructures
Parallèlement à son activité de transport ferroviaire, la SNCF est gestionnaire d’infrastructure déléguée (GID) pour le compte de Réseau Ferré de France (RFF) qui la rémunère à cet effet. A ce titre, elle recueille, à l’occasion des demandes d’attribution de sillons ou de visites de sites techniques par les nouvelles entreprises ferroviaires, des informations sensibles et confidentielles concernant la stratégie et les intentions commerciales de ces concurrents. Elle a ainsi connaissance, par exemple, des clients démarchés, des appels d’offres concernés, des plans de transport envisagés par ses concurrents (sillons utilisés, longueur des trains, tonnages transportés, calendrier, provenance et destination du trafic, etc.).
Les perquisitions menées dans les locaux de la SNCF ont montré que la branche Fret de la SNCF a eu accès à des informations confidentielles de ce type et les a utilisées dans son propre intérêt commercial. Dans certains cas, elle a adapté sa stratégie commerciale sur les trafics spécifiquement visés par ses concurrents (prise de contact immédiate avec les clients pour mieux définir leurs besoins ou discuter des prix et des raisons pour lesquels le client veut changer d’opérateur ; remise à plat de la stratégie commerciale sur certaines zones géographiques et pour certains types de marchandises ; reconstitution a posteriori du plan de transport d’un concurrent sur la base des informations fournies afin d’en « tirer avantage » et de formuler des offres commerciales agressives et ciblées).
Cette pratique, qui ne relève pas d’une concurrence par les mérites, a entravé artificiellement le développement de ses concurrents et porté atteinte au fonctionnement concurrentiel du secteur.
2. Les obstacles mis à l’accès des concurrents aux capacités ferroviaires
La SNCF a mis en œuvre des pratiques visant à empêcher ses concurrents d’accéder à des capacités ferroviaires indispensables à leur activité (cours de marchandises, sillons, wagons).
L’accès aux cours de marchandises
Les cours de marchandises sont des terrains adaptés et reliés au réseau permettant de charger et décharger les marchandises entre le rail et la route. Ces terminaux constituent des infrastructures indispensables pour les entreprises ferroviaires de fret qui doivent pouvoir y accéder pour exercer leur activité. Pour de nombreuses d’entre elles, la SNCF est à la fois utilisateur et gestionnaire de ces infrastructures en ce qui concerne leur accès pour les autres entreprises ferroviaires.
En dépit de ses obligations réglementaires et de multiples interventions de RFF, la SNCF a publié tardivement la liste de ces équipements et surtout s’est abstenue d’en préciser, de façon transparente et suffisamment claire, les conditions d’utilisation et de tarification, obligeant les entreprises ferroviaires concurrentes à s’adresser à son guichet unique.
En l’absence d’informations suffisamment précises leur permettant d’anticiper de façon autonome les conditions dans lesquelles cette utilisation serait possible, les entreprises ferroviaires se sont trouvées dans l’incapacité de démarcher utilement leurs clients et de formuler des offres de façon crédible.
La surréservation des sillons
Les sillons sont les capacités d’infrastructure requises pour faire circuler un train donné d’un point à un autre dans un créneau horaire précis. Leur attribution, sur demande des entreprises ferroviaires, est effectuée par RFF en sa qualité de Gestionnaire d’Infrastructure (GI). L’accès à ces sillons des entreprises nouvelles entrantes conditionne leur capacité à offrir des services de transport ferroviaire sur le marché.
Les pièces réunies par l’Autorité montrent que la SNCF a pratiqué une politique de surréservation des sillons dans des proportions très importantes et qu’elle n’a pas restitué ceux qu’elle n’utilisait pas (ou l’a fait très tardivement).
Les autres entreprises ferroviaires actives dans le secteur du fret ont de ce fait été privées de la possibilité de les utiliser : certaines d’entre elles ont pu être dissuadées de concourir à certains appels d’offres ou se sont trouvées dans l’incapacité d’honorer des commandes d’ores et déjà reçues.
Cela a été par exemple le cas d’ECR qui, en l’absence de sillons disponibles du fait de leur réservation par la SNCF, n’a pas pu effectuer, en 2008, les prestations de transport pour lesquelles elle avait été sélectionnée par l’entreprise Lafarge.
Dans certains cas, l’indisponibilité de sillons a obligé les opérateurs concurrents à recourir à des solutions alternatives qui ont dégradé la qualité du service offert aux chargeurs et augmenté leurs coûts.
Par exemple, en l’absence de sillons permettant de desservir le groupe Basaltes au début de l’année 2007 sur le site de la carrière de Vignats, ECR a été contrainte d’accepter un acheminement par la ligne de nuit et d’assurer par camion la terminaison finale avec le client à ses propres frais.
La surréservation des wagons EX
Les wagons de type « EX » sont des wagons spécialisés pour le transport des gros tonnages : ils sont de ce fait particulièrement adaptés pour livrer, par exemple, les produits de carrière ou les granulats pour centrales à béton ou à bitume. En 2006, au moment de l’ouverture du secteur du fret ferroviaire à la concurrence, le seul loueur de ce type de wagons en France était la société SGW (groupe SNCF), à laquelle tous les propriétaires ou détenteurs de wagons EX avaient confié la gestion locative de leur parc.
Il a été établi que la SNCF se réservait l’exclusivité d’utilisation de l’intégralité du parc de wagons EX disponibles géré par SGW et qu’elle n’utilisait ensuite en réalité qu’incomplètement ce parc.
Durant les deux premières années d’ouverture à la concurrence du marché, les wagons EX constituaient pourtant une ressource indispensable à court terme pour permettre aux concurrents de la SNCF de pénétrer sur le marché et de s’y développer.
Confrontés à cette indisponibilité de wagons EX, ECR et Colas Rail ont été contraintes d’avoir recours à des solutions alternatives pour assurer leurs prestations de transport de granulats. Ils ont recouru soit à des wagons moins performants qui ont dû être adaptés, soit à des wagons importés non prévus initialement pour le transport de granulats, soit à des wagons EX fabriqués pour eux, mais qui n’ont été disponibles, au mieux, que dans le courant de l’année 2008.
Par ailleurs, cette pénurie a permis à la SNCF de retenir certains clients qui envisageaient de passer à la concurrence et de s’abstraire de toute pression concurrentielle en leur imposant, dans certains cas, des conditions commerciales moins avantageuses pour eux.
Une sanction pécuniaire de 60,9 millions d’euros
Le fait pour une entreprise, en position dominante et ancien opérateur historique, de chercher à évincer ses concurrents dans un contexte d’ouverture du marché est grave et a généré un dommage à l’économie certain. Cependant, l’Autorité a relevé qu’aucun élément au dossier ne permet de penser que les pratiques en cause relèvent d’une stratégie globale ou d’un plan d’ensemble conçus ou élaborés par la SNCF.
LES PRIX D’ÉVICTION PRATIQUÉS AUPRÈS DES CHARGEURS
La SNCF a pratiqué auprès de certains clients et sur certains trafics des prix inférieurs à ses coûts, dans le but de conserver ses positions et d’empêcher artificiellement ses concurrents de pénétrer le marché.
Dans le cadre de l’ouverture du marché à la concurrence, des entreprises ferroviaires sont entrées sur le marché à partir de 2007 en proposant des prix sensiblement plus bas que ceux de la SNCF (jusqu’à 20% pour certains trafics). Ces écarts de prix ont, entre autres, conduit la SNCF à adopter une politique commerciale consistant à baisser ses prix, notamment pour les trafics les plus rentables, prioritairement visés par ses concurrents. Cette politique de prix inférieure à ses coûts a été mise en œuvre alors que la SNCF subissait pourtant, à l’époque des faits, des pertes lourdes et récurrentes dans le cadre de son activité de transport ferroviaire de marchandises.
Les éléments au dossier montrent que pour les années 2007, 2008 et 2009, la SNCF couvrait en général l’ensemble de ses coûts directs liés à ses trafics par train massif, mais ne couvrait pas ses coûts de support et de structure. Pour certains trafics, la SNCF a délibérément formulé des offres sans considération de rentabilité et utilisé des cotations de coûts sous-estimées, ce qui lui a permis de conserver le marché.
Un courrier électronique du 15 décembre 2006 de l’ancien directeur commercial de Fret SNCF, saisi lors des perquisitions, est à cet égard très éloquent :
« Je reviens sur la question des contrats tri annuels qui seraient malgré tout en perte. (cf. notre discussion d’hier) (…) Dans 3 cas et pour des raisons défensives, nous avons vendu aux prix du marché sans considération de rentabilité pour empêcher l’implantation hégémonique de nos concurrents (Basaltes sur Voutre Neuillé, Ineos sur Fos Italie, et Eurorail sur Epinal Espagne).(…) nous avons toujours amélioré la marge sans pour autant pouvoir garantir qu’elle était positive. Cette action s’est inscrite dans notre volonté de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants » (cote 38 749).
La SNCF a ainsi pu conserver -au détriment de concurrents au moins aussi efficaces qu’elle- les contrats, les plus importants en termes de chiffres d’affaires et les plus stratégiques ; la pénétration de nouvelles entreprises ferroviaires n’a pu s’effectuer que sur la base de contrats de petite taille moins propices à leur développement.
L’injonction prononcée
Il est dans l’intérêt du marché que la SNCF, dont l’activité fret contribue à de nombreuses missions d’intérêt général (aménagement du territoire, préoccupations environnementales…) puisse demeurer un acteur essentiel et performant du marché. C’est pourquoi l’Autorité de la concurrence n’a pas prononcé, sur ce point, de sanction pécuniaire, considérant qu’il était préférable de prononcer une injonction à l’encontre de la SNCF. Cette injonction va conduire la SNCF à faire évoluer son modèle économique progressivement mais dans un délai de 3 ans prévu par la décision.
Elle a enjoint à la SNCF :
- de mettre en place dans un délai de 18 mois, par étapes successives précises, une comptabilité analytique qui permettra d’identifier précisément les coûts supportés pour son activité de fret par train massif,
- et de garantir que les prix des services de train massif qu’elle offre aux chargeurs couvrent les coûts à horizon de trois ans.
LES REPROCHES NON RETENUS À L’ENCONTRE DE LA SNCF
Au cours de l’instruction, 13 griefs ont été notifiés à la SNCF. L’Autorité de la concurrence a écarté 8 d’entre eux, considérant que les pratiques visées n’étaient pas établies :
- Débauchage de personnels formés pour Véolia Cargo (grief 1/voir page 100 à 101 de la décision)
- Pratique tarifaire dissuasive concernant la mise à disposition des cours de marchandises (grief 5/voir pages 99 à 100 de la décision) ;
- Pratiques de discrimination tarifaire concernant l’accès aux cours de marchandises de la SNCF par VFLI (griefs 6 et 7), la location de locomotive à Naviland Cargo (grief 9) et la location de wagons par Ermewa Ferrovaire (grief 13) (voir pages 103 à 106 de la décision) ;
- Maintien des contrats liant les conventions d’occupation des terrains embranchés aux services ferroviaires (grief 12/voir pages 101 à 102 de la décision) ;
- Pratiques de vente liée de prestations par train massif et par wagon isolé (grief 11/voir pages 102 à 103 de la décision).