Secteur(s) :
19-A-12
concernant le fonctionnement de la concurrence en Outre-Mer
AvisMise en ligne le : 04 juillet 2019
relatif au niveau de concentration des marchés en Corse et son impact sur la concurrence locale
20-A-11
PDF - 6.99 Mo
le communiqué de presse
L’Autorité de la concurrence a été saisie par le ministre de l’économie d’une demande d’avis sur le niveau de concentration des marchés en Corse et son impact sur la concurrence locale. Cette saisine visait à éclairer les pouvoirs publics sur différentes questions de concurrence, en lien notamment avec le sujet du pouvoir d’achat des habitants, qui constitue de longue date un sujet de préoccupation en Corse.
Afin d’étudier les questions soulevées par l’avis, l’Autorité a mené des consultations approfondies avec les différentes parties prenantes, et a auditionné ou interrogé de nombreux acteurs publics et privés. Pour compléter cette instruction, l’Autorité s’est rendue à deux reprises en Corse. Fin 2019, les rapporteurs des services d’instruction, accompagnés par une vice-présidente de l’Autorité et le rapporteur général, ont ainsi mené une trentaine d’auditions in situ, tant en Corse-du-Sud qu’en Haute-Corse, au cours d’un déplacement d’une semaine sur l’île. Fin septembre 2020, le collège de l’Autorité a, durant deux journées, tenu une séance à Bastia, au cours de laquelle les représentants de l’État et de la Collectivité de Corse ont été entendus, ainsi que plusieurs entreprises, établissements publics, associations et syndicats concernés par les thématiques de l’avis.
Les travaux de l’Autorité se sont focalisés sur les secteurs soulevant des enjeux identifiés d’ordre concurrentiel :
Le secteur de la desserte maritime de la Corse se caractérise par un fort degré d’intervention publique, selon un principe dit de « continuité territoriale », tout en étant soumis à un ensemble de règles européennes et nationales qui définissent un cadre strict applicable aux interventions des acteurs publics et privés (marché intérieur, aides d’État, commande publique, concurrence). Par le passé, le non-respect de ces règles, qui imposent notamment de démontrer une carence de l’initiative privée préalablement à toute intervention publique, a généré un contentieux abondant. La prise en compte de ce contexte juridique et contentieux s’impose d’autant plus que l’organisation actuellement retenue consiste à confier des liaisons maritimes à des délégataires de service public dans un cadre subventionné (pour un total d’environ 80 M€ par an). Après avoir examiné en profondeur les problématiques liées à la desserte maritime, l’Autorité estime que la question des études préalables à la fixation des conditions de desserte est à la fois centrale et stratégique. Or, en dépit des améliorations intervenues depuis l’époque de la SNCM, la délimitation du périmètre et du niveau d’intervention de l’autorité organisatrice des transports fait toujours l’objet de fortes attentes méthodologiques de la part de la Commission européenne, dans un contexte de particulière vigilance sur le financement public de services économiques d’intérêt général (SIEG) dans l’Union européenne.
Afin de sécuriser au mieux les modalités d’organisation du service public, l’Autorité recommande au législateur, de confier à l’autorité de régulation des transports (« ART ») une nouvelle mission consultative portant sur l’évaluation du besoin de service public de transport maritime, tant pour les marchandises que pour les passagers, réalisée par la Collectivité de Corse, la proportionnalité au besoin des modalités d’organisation de ce service public proposées par la Collectivité de Corse et les modalités d’exécution envisagées. En sus de cette mission, l’Autorité de la concurrence recommande de prévoir la possibilité d’une saisine facultative, en amont, de l’ART par la Collectivité de Corse, afin de solliciter un avis de cadrage sur l’évaluation du besoin de service public de transport maritime et les modalités d’organisation de ce service public envisagées. Dans le respect du principe d’autonomie des collectivités territoriales, ces avis simples de l’ART ne lieraient pas la Collectivité de Corse. Celle-ci serait libre de s’appuyer sur cette expertise technique. Cette mesure permettrait également aux autorités françaises de disposer d’évaluations préalables du besoin de service public réalisées en toute indépendance et présentant un haut niveau de qualité, et donc de sécurité juridique, ce qui constituerait un atout pour assurer la pleine compatibilité du dispositif avec les règles de l’Union européenne, dont la Commission européenne a pour mission d’assurer le respect.
S’agissant du secteur de la distribution de carburants, l’Autorité relève d’abord dans son avis qu’en raison de la géographie de l’île et d’un faible développement des transports collectifs, les ménages corses sont très dépendants de l’automobile. Or, en dépit d’un taux de TVA inférieur de 7 points sur l’île, les carburants présentent un différentiel de prix très significatif en Corse par rapport au continent, de l’ordre de + 6,7 % pour le gazole et + 5,3 % pour le SP95.
Ce différentiel s’explique en partie par des facteurs structurels : en raison de son insularité, la Corse est approvisionnée en carburants par voie maritime uniquement, ce qui augmente le prix final du carburant ; l’acheminement routier des carburants jusqu’aux stations-service est également plus onéreux, les reliefs montagneux allongeant les temps de transport ; la saisonnalité de la demande, liée à l’affluence touristique en été, induit enfin une gestion des stocks en flux tendus et entraîne des risques de contingentement1 à l’origine de surcoûts importants, les dépôts pétroliers de la Corse ayant une faible capacité de stockage (30 000 m3 au total, répartis dans 2 dépôts, à proximité d’Ajaccio et de Bastia).
Sur le plan concurrentiel, le secteur est par ailleurs très concentré : à l’aval, la vente au détail dans les stations-service se caractérise par un oligopole de trois réseaux de distribution : chacune des 133 stations-service de l’île est rattachée à l’un d’entre eux. Cette situation risque de perdurer, l’entrée de nouveaux concurrents étant soumise à des barrières à l’entrée importantes. En effet, d’une part, le développement de stations-service exploitées par les GMS ou de stations-service discount se heurte aux réticences des entreprises et des pouvoirs publics face au développement de ce mode de distribution en Corse. D’autre part, à l’amont, les dépôts pétroliers sont contrôlés exclusivement par une entreprise verticalement intégrée. Celle-ci bénéficie d’un monopole de fait sur l’approvisionnement et le stockage des carburants en Corse et contrôle une « infrastructure essentielle » : ses dépôts sont un point de passage obligatoire à toute activité de distribution de carburant en Corse. L’organisation actuelle de l’approvisionnement des carburants en Corse ne permet pas à un simple usager (s’il n’est pas actionnaire des dépôts pétroliers par ailleurs) de s’approvisionner directement auprès des fournisseurs de son choix. Ces spécificités constituent une barrière à l’entrée sur le marché pour tout nouvel acteur souhaitant s’approvisionner auprès de ses propres fournisseurs de produits pétroliers raffinés pour les distribuer en Corse.
Dans le secteur de la distribution alimentaire, l’Autorité a constaté que les prix à la consommation sont globalement plus élevés en Corse que sur le continent (+8,7 % en 2015 selon l’INSEE), en dépit, là encore, d’un taux de TVA très significativement réduit dont bénéficie la Corse sur les produits destinés à l’alimentation humaine (taux de 2,1 % au lieu de 5,5 % ou 20 % sur le continent en fonction des familles de produits).
Cette situation s’explique, à l’instar du secteur de la distribution de carburants, en partie par des facteurs structurels, liés à l’insularité et à la saisonnalité. Le recours obligé au transport maritime allonge la chaîne logistique depuis les centrales d’achat du sud de la France. Les capacités de stockage limitées des magasins corses nécessitent, en outre, des livraisons de marchandises plus fréquentes que sur le continent. Elles ne leur permettent pas de bénéficier des mêmes remises. Enfin, la saisonnalité, avec une forte concentration de l’activité touristique sur la période estivale, oblige les GMS corses à dimensionner les surfaces de vente et les emplois au pic de demande estival et induit certains surcoûts spécifiques (immobilier, personnels). La densité commerciale des GMS à dominante alimentaire est, par ailleurs, plus importante en Corse que sur le continent (en 2018,
3 959 m2 pour 10 000 habitants en Corse contre 2 885 m2 sur le continent, soit 37,2 % de plus).
En dépit de ce taux de présence élevé des GMS, l’Autorité note que certains bassins de vie sont marqués par un degré de concentration élevé, par exemple à Grossetto-Prugna et à Corte, ce qui peut contribuer à la cherté des produits. Il n’est pas rare, dans ces bassins, qu’un opérateur possède plus de 60 % des parts de marché en surface de vente. Ce manque d’animation concurrentielle et d’alternatives pour le consommateur est un facteur susceptible de renchérir les prix dans les zones concernées.
Enfin, dans une région où une grande partie des denrées sont acheminées par la mer, le dispositif d’interdiction de la revente à perte (et surtout l’expérimentation prévue par la loi Egalim d’un relèvement de 10 % du seuil de revente à perte (SRP), qui intègre le coût du transport), pénalise les consommateurs corses, sans que la marge commerciale dégagée soit nécessairement transférée aux fournisseurs, notamment aux agriculteurs.
Dans ces conditions, l’Autorité recommande au législateur de prévoir pour la Corse une dérogation à l’interdiction de la revente à perte (article L. 442-5 du code de commerce) et à tout le moins, de prévoir une dérogation spécifique au dispositif de relèvement de 10 % de seuil de revente à perte et à l’encadrement des promotions prévus par la loi Egalim de 2018. Une telle exception législative pourrait s’inspirer de la dérogation déjà prévue par l’article 6 de l’ordonnance n° 2018-1128 du 12 décembre 2018 pour l’outre-mer pour des raisons tenant à la cherté de la vie dans les territoires concernés.
En ce qui concerne, enfin, la gestion des déchets ménagers et assimilés (DMA) en Corse, l’Autorité constate d’abord que son coût excède, en Corse, très largement la moyenne nationale : 243 € HT contre 93 € HT par habitant. Ce surcoût de +161 % est supporté par le contribuable local par le biais de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM), dont les taux communaux moyens sont, en Corse, 5 points plus élevés qu’ailleurs en France métropolitaine.
Ce surcoût s’explique, en partie, par les contraintes politiques et structurelles importantes que ce secteur connaît, qui sont liées pour les premières au refus de la Collectivité de Corse de tout procédé d’élimination des déchets par incinération et pour les secondes par l’insularité et la topographie montagneuse de la Corse, ainsi qu’à la saisonnalité des activités touristiques sur l’île. En effet, le nombre de touristes (+7 % environ) et de résidents (+8,9 %) étant en hausse depuis 2010, la production des déchets ménagers augmente malgré les efforts de prévention et de tri réalisés par la Collectivité de Corse (objectif de taux de tri global affiché à 60 % à l’horizon 2021, qui est très loin d’être atteint).
Malgré ce coût de gestion élevé, la qualité du service public est très dégradée. La Corse subit de longue date une « crise des déchets ». À l’heure actuelle, les deux seuls sites d’enfouissement opérationnels (à Prunelli di Fium’Orbu et à Viggianello) opèrent à flux tendu. Ils atteindront leur capacité maximale très prochainement. De nouveaux sites, à Moltifao ou à Giuncaggio, par exemple, pourraient améliorer la capacité totale d’enfouissement en Corse, mais ils n’ouvriront, au mieux, qu’à échéance relativement lointaine.
Cette sous-capacité chronique dans le traitement des déchets sur l’île crée un contexte de rareté qui n’est pas propice à la passation des marchés publics, pourtant nécessaires à l’exercice du service public de gestion des déchets ménagers dans de bonnes conditions. Des difficultés à trouver des soumissionnaires proposant des offres financières raisonnables ont d’ailleurs été constatées, notamment par la Chambre régionale des comptes de Corse, lors de la passation de marchés publics de stockage, de transport routier des déchets en Corse, ainsi que de transport maritime de ces mêmes déchets en vue de leur traitement sur le continent.
Dans ce contexte, l’Autorité invite l’ensemble des administrations et collectivités compétentes à traiter de façon prioritaire le problème du manque d’infrastructures et la sous-capacité chronique de traitement des déchets ménagers résiduels en Corse
(y compris en recourant aux outils du code de l’urbanisme permettant à l’État de reprendre, si nécessaire, la main sur les autorisations de construire pour des projets d’intérêt général).
De façon transversale, les constats réalisés dans ces trois derniers secteurs (distribution des carburants, distribution alimentaire et gestion des déchets) ont forgé la conviction de l’Autorité qu’il serait opportun de disposer de nouveaux outils juridiques, afin de répondre plus efficacement qu’aujourd’hui à certaines préoccupations de concurrence identifiées en Corse. Ces outils pourraient, d’ailleurs, trouver à s’appliquer dans d’autres régions métropolitaines.
Lorsque le niveau de concentration des marchés est à ce point élevé dans certaines parties du territoire métropolitain, notamment en Corse, que certains secteurs économiques sont confrontés à un déficit structurel de concurrence en raison de caractéristiques géographiques et économiques propres à ces territoires, par exemple des contraintes logistiques liées à l’insularité ou à la présence de massifs montagneux ou encore des contraintes résultant de la prépondérance des activités touristiques dans l’économie locale, l’Autorité recommande au législateur d’adopter des dispositifs « disruptifs » permettant de conduire une politique de concurrence adaptée à ces spécificités :
Afin de prévenir efficacement, à l’avenir, une concentration excessive de certains marchés, une réforme des règles du contrôle des concentrations économiques pourrait s’avérer opportune, ce qui rejoint d’ailleurs le débat mené au niveau européen, qui a d’ores et déjà conduit la Commission européenne à admettre qu’elle puisse examiner sur renvoi des autorités nationales de concurrence des opérations qui ne seraient pas soumises à notification obligatoire. Afin de pouvoir contrôler, à l’avenir, certaines opérations qui lui échappent aujourd’hui, l’Autorité pourrait se voir dotée du pouvoir de se saisir d’office de l’examen d’opérations, qui, tout en restant en deçà des seuils de contrôle, sont susceptibles de poser des problèmes de concurrence (en particulier lorsqu’elles conduisent à la prise de contrôle d’infrastructures essentielles).
1Des mesures de « contingentement » sont prises par le gestionnaire des dépôts afin d’anticiper une possible rupture de stocks liée à des difficultés d’approvisionnement ou de mise à disposition des carburants, qui peut être causée notamment par le mauvais temps, des grèves, des problèmes techniques ou un cas de force majeure.
Seul le texte de l'avis fait foi.
Origine de la saisine | Ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance |
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Fondement juridique |