Agriculture / Agro-alimentaire

Fonctionnement concurrentiel du secteur de l’agroéquipement : l’Autorité de la concurrence rend son avis à la commission des affaires économiques du Sénat

Plusieurs grands tracteurs rouges modernes dans un champ

L'essentiel

L’Autorité de la concurrence a été saisie par la commission des affaires économiques du Sénat d’une demande d’avis concernant le fonctionnement concurrentiel du secteur de l’agroéquipement.

Ce secteur englobant une grande variété de matériels, l’Autorité a concentré son étude sur les tracteurs. En effet, en 2022, ces derniers représentaient 40 % du chiffre d’affaires du secteur de l’agroéquipement et constituent une part importante des coûts de production des exploitations agricoles. Ils représentent, en outre, en valeur, la principale famille d’agroéquipements produite en France.

À titre liminaire, l’Autorité observe une hausse du prix des tracteurs ces dernières années. Si cette hausse s’est inscrite dans un contexte général inflationniste, elle est également susceptible de résulter d’autres facteurs propres au secteur, tels que les besoins croissants des exploitants agricoles (notamment en termes de puissance des tracteurs et de services connectés) et l’application de nouvelles normes.

Par ailleurs, compte tenu du caractère potentiellement inflationniste de certaines mesures d’incitation à l’achat (via des subventions ou des mesures fiscales), l’Autorité estime indispensable, dans l’hypothèse où de telles mesures viseraient les tracteurs, d’une part d’évaluer les effets des mécanismes précédemment mis en place, et d’autre part de réaliser préalablement une étude d’impact reposant sur des données quantitatives précises.

Ensuite, l’Autorité souhaite appeler l’attention des opérateurs sur plusieurs aspects concurrentiels relatifs aux marchés amont et aval des tracteurs.

- Au niveau amont, le marché de la fabrication et de la commercialisation des tracteurs est oligopolistique, avec une concentration marquée autour de quatre principaux acteurs. Il se caractérise par de fortes barrières à l’entrée et par une certaine transparence qui appelle à une vigilance particulière au regard du risque d’échange d’informations commercialement sensibles.

- Au niveau aval, sur les marchés de la distribution et de la réparation de tracteurs, la concurrence résulte avant tout de la concurrence inter-marques, compte tenu des clauses d’exclusivité territoriale accordées aux concessionnaires d’une marque donnée, qui restreignent la concurrence intra-marque. La concurrence inter-marques apparaît relativement satisfaisante concernant la distribution de tracteurs, dans la mesure où les réseaux des principaux constructeurs couvrent une très large partie du territoire hexagonal. Toutefois, il ne peut être exclu que dans certaines zones, l’offre proposée aux consommateurs finals soit très limitée.

Concernant le marché connexe de la réparation de tracteurs, l’avantage concurrentiel dont bénéficient les concessionnaires d’un réseau agréé, conjugué avec les clauses d’exclusivité territoriale, réduit fortement les possibilités de choix pour les consommateurs.

L’Autorité estime ainsi que la seule concurrence inter-marques sur les marchés de la distribution et de la réparation ne garantit pas toujours une offre suffisamment diversifiée aux consommateurs finals et qu’il serait donc pertinent de renforcer la concurrence intra-marque, pour élargir les possibilités de choix et d’arbitrage des exploitants agricoles.

À cette fin, l’Autorité invite les constructeurs à clarifier certaines clauses de leurs contrats de concession et à mieux informer leurs distributeurs de l’étendue de leurs droits et obligations, notamment en matière de vente passive. Ils doivent également veiller à ne pas mettre en œuvre d’obligations qui seraient susceptibles de renforcer un éventuel état de dépendance économique de leurs concessionnaires.

Le tracteur, élément principal du secteur de l’agroéquipement

Premier pays de l’Union européenne en termes de surface agricole utilisée, et le deuxième en termes de surface cultivée, derrière l’Espagne, la France est le premier marché au niveau européen s’agissant des agroéquipements et le quatrième ou cinquième au niveau mondial selon les années.

Le secteur de l’agroéquipement englobe une grande variété de matériels, utilisés pour les travaux agricoles mais également pour l’entretien des espaces verts. Cette grande diversité, à laquelle s’ajoute celle des systèmes de production et des pratiques agricoles, rend difficile l’étude du secteur des agroéquipements dans sa globalité.

Néanmoins, parmi l’ensemble des agroéquipements utilisés par les différentes grandes filières du secteur agricole, il apparaît que la quasi-totalité des exploitants agricoles possèdent au moins un tracteur (entre 3 et 4 en moyenne par exploitation). Les tracteurs constituent par ailleurs une part importante des coûts de production des exploitations agricoles françaises, la traction figurant comme le premier poste de dépense parmi les charges de mécanisation, qui représentent environ un quart des charges d’exploitation des agriculteurs. Enfin, les tracteurs représentent en valeur la principale famille d’agroéquipements produite en France (environ 40 %).

 

Une forte hausse tarifaire qui s’explique par un ensemble de facteurs

L’Autorité partage le constat de la commission des affaires économiques du Sénat d’une hausse importante du prix des tracteurs depuis 2020. Selon Chambres d’agriculture France, le prix d’un tracteur à quatre roues motrices de 170 chevaux est ainsi passé en moyenne de 100 200 euros en 2020 à 130 000 euros en 2024.

Si cette hausse s’est inscrite dans un contexte général inflationniste, elle est également susceptible de résulter d’autres facteurs propres au secteur, tels que les besoins croissants des exploitants agricoles (notamment en termes de puissance des tracteurs et de services connectés) et l’application de nouvelles normes.

 

Le fonctionnement concurrentiel du secteur des tracteurs

Une forte concentration dans le secteur de la fabrication de tracteurs

Le marché amont de la production et de la commercialisation de tracteurs présente une structure oligopolistique, avec une concentration marquée autour de quatre principaux acteurs (AGCO, John Deere, CNH et CLAAS) qui totalisent ensemble près de 90 % des parts de marché. Il se caractérise également par de fortes barrières à l’entrée, liées notamment à la lourdeur des investissements nécessaires, tant pour le développement technologique des machines que pour la mise en place d’un réseau de distribution et de service après-vente suffisamment dense pour couvrir efficacement le territoire national. Aucun nouvel opérateur n’est d’ailleurs entré sur ce marché depuis Kubota en 2008.

L’Autorité constate en outre que ce marché est relativement transparent en raison de la mise à disposition par l’Agence nationale des titres sécurisés d’informations relatives aux immatriculations des tracteurs, pouvant être reprises par différents opérateurs tiers pour fournir des statistiques aux constructeurs ou aux opérateurs actifs sur le marché aval de la distribution. À ce titre, l’Autorité rappelle dans son avis les règles encadrant les échanges d’informations commercialement sensibles.

S’agissant plus particulièrement des échanges d’informations passées entre concurrents, plus le délai entre la période de référence des données et leur communication est court, plus les données sont susceptibles d’être qualifiées de commercialement sensibles au sens du droit de la concurrence.

Ainsi, si une entreprise présente sur le marché peut, à partir de ces données passées, déduire les intentions futures des autres acteurs ou être incitée à adopter tacitement, avec eux, un comportement aligné sur l’un des paramètres de concurrence du marché, de tels échanges sont susceptibles d’en altérer le fonctionnement concurrentiel. Les effets de tels échanges d’informations dépendront également de la capacité des entreprises à s’accorder sur une stratégie commune dans une zone donnée, capacité elle-même liée au degré de cloisonnement induit par la mise en œuvre des différents réseaux de distribution.

Par ailleurs, le fait que les données brutes soient mises à disposition par l’État n’est pas susceptible d’écarter la responsabilité des opérateurs actifs sur le marché utilisant les données, ni celle des tiers fournissant les services fondés sur les données brutes en cause, dont la responsabilité pourrait être recherchée en tant que facilitateurs d’entente.

Des marchés de la distribution et de la réparation de tracteurs marqués par une nécessaire proximité entre le concessionnaire et son acheteur

S’agissant des marchés aval de la distribution et de la réparation de tracteurs, l’Autorité relève qu’ils se caractérisent par une forte exigence de proximité entre le client et son concessionnaire, ce dernier assurant généralement le service après-vente. L’Autorité estime, qu’en moyenne, un agriculteur s’orientera vers un concessionnaire situé à moins de 40 km de son exploitation (soit environ une heure de tracteur).

Le marché de la distribution de tracteurs : une concurrence inter-marques globalement satisfaisante, une concurrence intra-marque limitée

La distribution des tracteurs est organisée par les constructeurs via un réseau de concessions généralement exclusives : le distributeur est le seul à pouvoir vendre des tracteurs d’une marque donnée dans une zone définie par le contrat de concession, de sorte que la concurrence intra-marque est fortement limitée. Par ailleurs, si la concurrence inter-marques apparaît globalement satisfaisante, les réseaux de distribution des constructeurs s’étendant sur une très large partie du territoire hexagonal, certaines zones peuvent néanmoins rester insuffisamment couvertes, avec potentiellement dans certaines zones locales, un nombre d’opérateurs limité, voire réduit à un seul.

De plus, ce marché se caractérise par d’importantes barrières à l’entrée (telles que la nécessité pour un opérateur de conclure un contrat de concession, de disposer d’importantes capacités financières pour l’achat ou la location d’entrepôt et de recruter des techniciens qualifiés notamment, etc.).

Une concurrence limitée sur le marché de la réparation de tracteurs

S’agissant du marché de l’entretien et de la réparation de tracteurs, l’Autorité relève que la concurrence y est encore plus limitée. La concurrence des réparateurs tiers ou des concessionnaires d’une autre marque est susceptible d’être freinée par différents avantages concurrentiels dont bénéficient les concessionnaires agréés. Ces derniers ont en effet directement accès aux pièces d’origine, aux logiciels techniques, aux outils de diagnostic ainsi qu’aux manuels d’entretien propres à la marque concédée et leurs personnels sont spécifiquement formés pour réparer les tracteurs de cette marque. Les clients ont ainsi tendance à se tourner vers le concessionnaire agréé de la marque concernée. Or, ce dernier bénéficie généralement d’une exclusivité territoriale, ce qui limite la capacité des clients à arbitrer entre différents membres du réseau concerné.

Compte tenu de ces éléments, l’Autorité considère qu’il existe certaines limites à la concurrence inter-marques sur les marchés aval de la distribution et de l’entretien-réparation et qu’il ne peut être exclu que des opérateurs détiennent une position dominante dans certaines zones locales.

Dans cette hypothèse, les opérateurs doivent veiller à ne pas entraver le fonctionnement concurrentiel des marchés, par exemple en favorisant les membres de leur réseau de distribution pour l’accès aux intrants nécessaires aux opérations d’entretien et de réparation.

Les relations entre constructeurs et concessionnaires

Ces limites à la concurrence inter-marques pourraient dans une certaine mesure, être compensées par le niveau de concurrence intra-marque. Toutefois, le modèle de distribution des tracteurs, reposant généralement sur l’existence de clauses d’exclusivité territoriale entre les constructeurs et les concessionnaires, restreint, par sa nature même, la concurrence intra-marque, si bien qu’il est susceptible d’influencer le niveau de prix des tracteurs. Ce système est également de nature à avoir un impact sur des marchés connexes, en particulier ceux de la distribution de pièces détachées et des services d’entretien et de réparation de tracteurs.

Compte tenu de l’importance que pourrait avoir la concurrence intra-marque pour la dynamique concurrentielle du secteur, l’Autorité a donc analysé de manière plus approfondie les relations entre les constructeurs et les concessionnaires, tant au regard du droit des ententes que de l’interdiction des abus de dépendance économique.

Au regard du droit des ententes

L’Autorité relève que diverses clauses des contrats de concession sont susceptibles de restreindre la concurrence intra-marque, déjà très limitée compte tenu de l’existence de clauses d’exclusivité territoriale. En effet, certaines clauses imposent aux concessionnaires une obligation d’achat exclusif auprès du fournisseur. D’autres limitent la possibilité pour le concessionnaire de prendre des participations dans des entreprises commercialisant des marques concurrentes. En outre, concernant les ventes en dehors du territoire contractuel, bien que les contrats n’interdisent pas formellement les ventes passives, celles-ci sont susceptibles d’être restreintes par certaines mesures indirectes, telles que, notamment, le signalement des ventes passives au distributeur de la zone concernée, ou l’absence de prise en compte de telles ventes dans le montant des remises accordées à un concessionnaire.

L’Autorité estime, d’une part, que ces différentes pratiques, si elles étaient avérées, pourraient être de nature à entraver le fonctionnement concurrentiel du marché aval de la distribution de tracteurs et, d’autre part, qu’il ne peut être exclu que la multiplication des obligations d’exclusivité à la charge de certains distributeurs soit susceptible d’entraîner un effet cumulatif, qui pourrait contribuer à limiter encore davantage la concurrence.

L’Autorité invite ainsi les constructeurs à clarifier certaines clauses et à informer leurs distributeurs de l’étendue de leurs droits et obligations, notamment en matière de vente passive.

Au regard de l’interdiction des abus de dépendance économique

L’Autorité relève que la combinaison des différents mécanismes contractuels et organisationnels est susceptible de soulever des interrogations quant à l’indépendance économique effective des distributeurs vis-à-vis de leur fournisseur. En effet, les obligations de monomarquisme, qui imposent au distributeur de commercialiser uniquement la marque de tracteur du fabricant avec lequel il a conclu un contrat de concession, combinées à l’exclusivité d’approvisionnement, contribuent à restreindre de manière significative les possibilités de diversification des distributeurs vis-à-vis du constructeur auquel ils sont contractuellement liés. Certains constructeurs sont aussi susceptibles d’imposer à leurs distributeurs de commercialiser une gamme étendue de leurs produits. En outre, les clauses contractuelles sont issues de contrats-type dont il n’est pas démontré que la portée puisse être significativement négociée par les distributeurs. Enfin, ces obligations rendent d’autant moins probables les solutions de substitution pour les distributeurs qu’elles sont mises en œuvre par la plupart des constructeurs interrogés.

De plus, plusieurs constructeurs prévoient des obligations qui, en restreignant la capacité de leurs distributeurs à se diversifier, sont susceptibles de renforcer leur dépendance économique, qu’il s’agisse des clauses de non-participation dans des entreprises commercialisant des marques concurrentes, ou encore des obligations de référencement.

L’Autorité invite donc les constructeurs à être particulièrement vigilants et à ne pas mettre en œuvre d’obligations qui seraient susceptibles de renforcer un éventuel état de dépendance économique de leurs concessionnaires. Sans que cela soit exhaustif, les constructeurs pourraient par exemple supprimer les clauses de non-participation ou, à tout le moins, en réduire la portée, en les subordonnant à des justifications explicites et objectives. Ils pourraient également veiller à ce que les obligations relatives au référencement par le distributeur de produits autres que les tracteurs ne soient pas utilisées pour inciter ce dernier, de manière directe ou indirecte, à référencer une gamme de produits complémentaires.

Contact(s)

Maxence Lepinoy
Chargé de communication, responsable des relations avec les médias
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