L’Autorité sanctionne à hauteur de 15,3 millions d’euros le laboratoire pharmaceutique Schering-Plough pour avoir entravé l’arrivée du générique de son médicament princeps Subutex®
Saisie par le laboratoire Arrow génériques, l’Autorité de la concurrence sanctionne le laboratoire Schering-Plough à hauteur de 15,3 millions d’euros pour avoir dénigré le générique du laboratoire Arrow, concurrent de son médicament princeps Subutex®, et accordé des remises non justifiées aux pharmaciens dans le but de freiner l’entrée du générique.
L’Autorité sanctionne également une entente entre Schering-Plough et son fournisseur Reckitt Benckiser visant à mettre en place cette stratégie d’éviction.
Pour mémoire, en 2007, l’Autorité de la concurrence avait prononcé une mesure conservatoire enjoignant Schering-Plough de publier un communiqué dans la presse spécialisée rappelant aux médecins et pharmaciens la stricte bio équivalence de Subutex® avec les génériques concurrents et l’absence de risque pour la santé des patients de la substitution par le générique (voir communiqué de presse et décision 07-MC-06, confirmée par la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation).
Le marché de Subutex® et la plainte d’Arrow
Subutex® (molécule de buprénorphine) est un médicament prescrit dans le cadre du traitement de la dépendance aux opiacés (notamment à l’héroine) des patients toxicomanes.
Schering-Plough a acquis en 1997 auprès de Reckitt Benckiser (fabricant du Subutex®) les droits de commercialisation exclusifs en France de Subutex®. En contrepartie, Schering-Plough versait à Reckitt Benckiser une redevance (un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé). En mars 2006, la société Arrow a lancé son équivalent générique.
C’est à la suite du lancement de son générique et des difficultés que le laboratoire rencontrait pour pénétrer le marché qu’Arrow a saisi l’Autorité de la concurrence, estimant que Schering-Plough abusait de sa position dominante pour l’évincer du marché.
Le plan d’ensemble conçu par Schering-Plough et Reckitt Benckiser pour contrer l’arrivée des génériques du Subutex®
Anticipant l’arrivée en 2006 des génériques du Subutex®, Schering-Plough et Reckitt Benckiser ont adopté entre octobre et décembre 2005 un plan (French plan against generics) tendant à « Retarder/Décourager l’entrée des génériques » sur les thèmes notamment de la « bioéquivalence » et des « questions de santé », d’une part, et à « Minimiser la pénétration des génériques » lors de « la vente directe aux pharmacies » et par « des programmes de fidélisation des clients », d’autre part.
Reckitt Benckiser et Schering-Plough ont arrêté en commun que la communication de Schering-Plough serait fondée sur les différences d’apparence, de dissolution et d’excipients entre le princeps et le générique d’Arrow, l’idée étant d’instaurer une « crainte » dans l’esprit des médecins et pharmaciens quant à un changement de traitement au regard de l’« instabilité psychiatrique »du patient et du « risque de mauvaise utilisation et de trafic » du générique de Subutex®. En outre, il a été convenu entre Reckitt Benckiser et Schering-Plough de saturer les linéaires des pharmaciens, en les incitant financièrement à commander des stocks importants de Subutex®.
La mise en œuvre du plan par Schering-Plough
Schering-Plough a dénigré le générique d’Arrow et accordé des remises aux pharmaciens dans le but de saturer leurs linéaires en Subutex®.
- Une communication globale et structurée de dénigrement
De mi-février à mai 2006, Schering-Plough a organisé des séminaires, des réunions téléphoniques et préparé des modèles d’argumentaires à destination de ses visiteurs médicaux et délégués pharmaceutiques afin qu’ils diffusent auprès des médecins et pharmaciens un discours alarmiste sur les risques encourus à prescrire ou délivrer le générique d’Arrow, alors que Schering-Plough ne disposait pas d’études médicales spécifiques qui auraient pu justifier un tel argumentaire.
Il a par exemple été demandé lors d’un séminaire de formation des visiteurs médicaux « d’instaurer une certaine “crainte” du changement » chez les pharmaciens (« Stratégie pharmacies 2006 Communiquer sur les particularités des patients toxicomanes, les spécificités de la prise en charge : instaurer une certaine “crainte” du changement (comorbidités psy, risque de mésusage et de trafic) / paragraphe 369 de la décision.
Le président directeur-général de Schering-Plough a retranscrit le discours d’une déléguée médicale à une pharmacienne qu’il considère comme devant être diffusé en raison de son efficacité : « 1) les excipients ne sont pas les mêmes (talc + silice) 2) personne ne sait ce qui se passerait en cas d’injection 3) en fait, à Béziers, sont apparus des premiers problèmes avec des génériques » / paragraphe 375 de la décision.
- Des offres commerciales destinées à saturer les linéaires des pharmaciens avec le Subutex®
Schering-Plough a complété son dispositif en proposant, avant même l’entrée du générique sur le marché, de janvier à août 2006, des remises importantes aux pharmaciens, sans contrepartie objective, dans le seul but de les empêcher de s’approvisionner auprès d’Arrow. Ces remises avaient pour objet et ont eu pour effet de saturer les linéaires des pharmaciens avec les seules boîtes de Subutex®.
Des facilités de paiement (allongement des délais de paiement, escomptes) leur étaient également accordées, au-delà des facilités proposées habituellement aux pharmaciens. Incités par ces remises et facilités de paiement, les pharmaciens ont constitué massivement des stocks de princeps pour plusieurs mois (voir témoignage d’un pharmacien, paragraphe 413).
Des effets importants sur le taux de substitution et les comptes publics
De l’aveu même de cadres de Schering-Plough, ces pratiques se sont révélées très efficaces.
Un responsable régional chez Schering-Plough, a par exemple considéré (…) que les spécialistes toxicomanies faisaient « un excellent travail auprès des pharmaciens et médecins et a indiqué « je suis persuadé que leurs actions ont largement freiné l’implantation du générique. Tous les jours sur le terrain je vois des pharmaciens qui me disent que si les ST [spécialistes toxicomanes] n’avaient pas été présents ils auraient commandé immédiatement du générique (idem pour la prescription des médecins). (…) je considère, vu le taux de pénétration du générique qu’ils font une performance exceptionnelle ».
En influençant à la fois les médecins et les pharmaciens, Schering-Plough a fait obstacle à la concurrence, aux deux étapes clés de la substitution générique : au stade de la prescription, en renfonçant significativement le nombre de mentions « non substituable » (67 % des ordonnances comportaient cette mention), ce qui a permis de limiter le taux de générification de Subutex® ; au stade de la délivrance du médicament, en incitant les pharmaciens à ne pas substituer Subutex® lorsque l’ordonnance ne comportait pas la mention « non substituable ».
Ainsi, le taux de substitution apparaît très faible. La molécule de buprénorphine générique affiche une part de marché deux fois moindre par rapport à la moyenne des molécules de la même classe thérapeutique un an après l’entrée du premier générique.
Le marché de la buprénorphine constitue un poste significatif de dépenses pour l’assurance maladie, qui rembourse en moyenne 77 millions d’euros par an pour cette molécule. La moindre pénétration du générique a donc eu nécessairement des effets substantiels pour les comptes publics, qui se chiffrent à plusieurs millions d’euros par an.
Les sanctions prononcées
En conséquence, l’Autorité de la concurrence a prononcé une sanction à hauteur de 15,3 millions d’euros à l’encontre de Schering-Plough au titre du dénigrement et des remises injustifiées accordées aux pharmaciens. Schering-Plough et sa maison mère, Merck & Co, sont par ailleurs sanctionnées à hauteur de 414 000 euros pour la pratique d’entente.
Schering-Plough n’a pas contesté les griefs formulés par l’Autorité et a pris des engagements de conformité au droit de la concurrence afin de prévenir de telles pratiques à l’avenir. Elle s’est notamment engagée à effectuer un contrôle de la stratégie commerciale envisagée avant l’arrivée de génériques et à mener des actions de formation des commerciaux sur l’interdiction du dénigrement, Ces engagements importants sont pris au moment où de nombreuses molécules du laboratoire vont prochainement tomber dans le domaine public. Les sanctions de Schering-Plough ont été réduites à ce titre.
Par ailleurs, pour sa participation à l’entente sur la stratégie commerciale, Reckitt Benckiser est sanctionnée à hauteur de 318 000 euros.
Par cette décision, l’Autorité de la concurrence clôt le deuxième dossier concernant des pratiques de dénigrement de médicaments génériques.
En mai 2013, l’Autorité avait précédemment sanctionné Sanofi-Aventis à hauteur de 40,6 millions d’euros pour avoir mis en place une stratégie de dénigrement à l’encontre des génériques de Plavix®, l’un des médicaments les plus vendus dans le monde.
L’Autorité instruit par ailleurs un troisième dossier concernant des pratiques susceptibles de constituer un dénigrement du générique d’un antalgique puissant (Durogesic®).