Extension des accords collectifs de branche : vers une meilleure anticipation des effets potentiels sur la concurrence
À la demande du Gouvernement, l'Autorité propose une méthode d'évaluation de l'impact sur la concurrence de l'extension des conventions et accords collectifs de branche
Depuis la réforme du droit du travail de 2017, le code du travail prévoit expressément la possibilité pour le ministre du travail de refuser l'extension d'un accord collectif de branche pour « des motifs d'intérêt général, notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence » (L. 2261 25). Il peut saisir, le cas échéant, un groupe d'experts chargé d'apprécier les « effets économiques et sociaux » de ces accords (L. 2261 27 1 du code du travail).
Dans ce contexte, l'Autorité a été saisie par le Gouvernement d'une demande d'avis l'invitant à analyser les enjeux de ce mécanisme d'extension sur le fonctionnement concurrentiel des marchés, mais aussi à inventorier des indicateurs utiles à l'identification des risques qu'il est susceptible de porter à la concurrence.
Pour fonder son analyse, l'Autorité a recueilli les contributions des différentes parties prenantes de la négociation collective au niveau des branches (pouvoirs publics, experts et partenaires sociaux). L'éclairage qu'elle propose est nourri, notamment, par son expertise technique en matière de pratiques anticoncurrentielles et par la jurisprudence de ses juridictions de contrôle.
Les principaux constats de l'Autorité
Si l'extension des accords joue un rôle social indéniable et régule les relations de travail entre entreprises d'une même branche, ce mécanisme peut aussi affecter le bon fonctionnement de la concurrence
À l'issue de ses travaux d'analyse, l'Autorité est parvenue à un certain nombre de constats :
- D'un point de vue social, l'extension des accords de branche joue un rôle clé, en assurant l'uniformisation des garanties sociales entre les salariés d'une même branche professionnelle et en encadrant le fonctionnement du marché du travail, notamment en limitant les pratiques de « dumping social ». Les partenaires sociaux considèrent en effet que le fait, pour une entreprise, de rechercher un avantage concurrentiel par l'application de règles sociales moins favorables aux salariés que ses concurrents constitue une pratique de « concurrence sociale déloyale ». Le mécanisme de l'extension permet aussi de pallier la faiblesse du taux de syndicalisation des salariés et du taux de couverture patronale en France (c'est-à-dire la proportion d'entreprises adhérentes et de salariés employés dans ces entreprises), en particulier dans les très petites entreprises et les petites et moyennes entreprises (« TPE-PME »). Dans notre pays, environ 95 % des accords collectifs conclus au niveau de la branche professionnelle sont étendus, de sorte que l'application des règles de travail et des garanties sociales négociées collectivement s'appliquent à l'intégralité des salariés et des entreprises de la branche, indépendamment de leur adhésion éventuelle à un syndicat de salariés ou une organisation patronale. Pour plus de détails, voir dans l'avis à partir du § 61.
- D'un point de vue économique, les experts s'accordent sur le fait que ce mécanisme peut réduire les inégalités entre les salariés. Cependant, les études relèvent aussi la nécessité d'une régulation, compte tenu des conséquences potentiellement dommageables, au plan macroéconomique, des extensions des accords sur le niveau d'emploi dans la branche ou sur l'intensité de la concurrence sur les marchés de biens et services concernés au regard d'une analyse microéconomique. Pour plus de détails, voir l'avis à partir du § 70.
- L'appréciation de l'impact sur la concurrence pouvant résulter de l'extension d'un accord, lorsqu'elle apparaît nécessaire, requiert de procéder au « cas par cas », en tenant compte de l'état réel de la concurrence entre les entreprises potentiellement concernées par l'accord étendu, et ainsi pouvoir arbitrer entre les objectifs d'ordre social poursuivis et les impératifs de libre concurrence.
- Les exemples avérés d'atteintes à la libre concurrence par des extensions d'accords collectifs de travail sont, en pratique, peu nombreux. La jurisprudence et la pratique décisionnelle de l'Autorité apportent toutefois des éclairages utiles pour définir des indicateurs permettant d'identifier les accords susceptibles d'avoir pour objet ou pour effet de limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence en cas d'extension.
- Aujourd'hui, il n'existe pas ou peu d'analyses, préalable à l'extension d'un accord, visant à quantifier le coût économique de l'application
généralisée de l'accord collectif aux entreprises non-signataires. Or, l'impact, normatif et économique, d'un tel accord, étendu par arrêté du ministre du travail, pourrait justifier de réaliser de telles études prospectives dans le cadre de la négociation collective.
- Enfin, le manque de cohérence entre ce qui relève d'un secteur d'activité, d'une branche professionnelle et d'un marché pertinent, rend difficile l'utilisation des données statistiques pour évaluer les effets de l'extension sur l'emploi et sur la concurrence.
Proposition n° 1
Les indicateurs utiles pour l'appréciation des risques pour la concurrence
L'Autorité suggère de retenir trois catégories d'indicateurs pour identifier les accords dont l'extension présente le plus de risque pour la concurrence.
1. Les indicateurs liés aux matières traitées par l'accord et son contenu
Méritent un examen approfondi les accords :
- dont les thématiques ne se limitent pas à une simple mise en application des prescriptions de loi portant sur l'amélioration de conditions de travail mais affectent les rapports entre les acteurs économiques ;
- portant sur les salaires minima hiérarchiques ou les grilles de classifications ;
- modifiant le mode d'organisation du temps de travail ;
- précisant les modalités de reprise des contrats de travail en cas de transfert d'entreprises ;
- recommandant des organismes de prévoyance et d'assurance de soins de santé ;
- prévoyant de nouvelles exigences de formation ou d'obtention de titres professionnels ;
- encadrant la mobilité des salariés.
Pour plus de détails sur l'utilisation de ces indicateurs, voir l'avis à partir du § 111
2. Les indicateurs liés au fonctionnement du secteur dans lequel l'accord a vocation à s'appliquer
Sont susceptibles de présenter un risque pour la concurrence :
- les situations de monopoles, d'oligopoles ou d'entreprises en position dominante ;
- les secteurs dans lesquels des entreprises détiennent des droits exclusifs et exercent une activité sur le marché concurrentiel ;
- les marchés présentant une asymétrie dans l'intensité capitalistique des entreprises ;
- les marchés caractérisés par une faible intensité du flux d'échanges entre les États membres de l'Union ou un degré limité d'ouverture à l'international ;
- les marchés où l'innovation technologique est importante ;
- le constat d'une pénurie de main d'œuvre.
Pour plus de détails sur l'utilisation de ces indicateurs, voir l'avis à partir du § 115
3. Les indicateurs liés aux conditions dans lesquelles l'accord est négocié
Les situations suivantes doivent susciter la vigilance du vérificateur :
- le taux de couverture patronale est faible dans une branche ;
- le taux de signature des accords par les PME est faible ;
- la branche est constituée essentiellement de TPE/PME ;
- la branche est constituée essentiellement de sous-traitants ;
- la branche est constituée d'entreprises dont les intérêts sont susceptibles de diverger.
Pour plus de détails sur l'utilisation de ces indicateurs, voir l'avis à partir du § 138
Proposition n° 2
Envisager le développement d'études d'impact lors de la négociation collective pour évaluer le coût économique de l'extension éventuelle de l'accord
Le constat des difficultés à quantifier le coût économique de certaines règles de travail, négociées par les partenaires sociaux, sur les entreprises non-signataires d'un accord (ou plus particulièrement sur les TPE/PME ou les entreprises nouvellement créées) conduit l'Autorité à préconiser la réalisation d'études d'impact dans le cadre du processus de négociation des accords.
Proposition n° 3
Réfléchir à une adaptation du système statistique pour faciliter l'analyse des effets de l'extension des accords collectifs de branche sur la concurrence
La difficulté d'utilisation de l'outil statistique tel que le Système Unifié de Statistiques d'Entreprises (« SUSE »), dans le cadre de l'analyse des effets de l'extension des accords collectifs sur la concurrence, devrait conduire à ce que les données de statistique publique permettent de mieux appréhender les secteurs d'activité, branches professionnelles et marchés pertinents.
Pour consulter le détail des recommandations formulées par l'Autorité, voir à partir du § 109 de l'avis.