Après plusieurs mois d'instruction et une large consultation publique, l'Autorité de la concurrence rend les conclusions de son enquête sur le secteur de la santé.
Le secteur de la distribution du médicament fait face à des mutations profondes. Afin de maintenir le haut niveau de protection de la santé publique, garanti en France par le bon maillage et la qualité du réseau officinal, l'Autorité fait des propositions.
Leur but est de consolider le métier de pharmacien : les pharmaciens doivent disposer de moyens renforcés et diversifiés pour financer le développement de leur activité, pour saisir les opportunités offertes par les technologies numériques, et pour pouvoir développer de nouvelles missions (vaccination, conseils sur le suivi des traitements, télédiagnostic et e-santé…).
Les laboratoires de biologie médicale doivent également disposer de plus de souplesse pour continuer à se moderniser et renforcer leur efficacité.
Enfin, une plus grande diversité des modes de distribution du médicament à prescription médicale facultative, mise en œuvre dans le strict respect du monopole du pharmacien, offrirait aux patients un accès renforcé aux médicaments.
L'essentiel
Depuis novembre 2017, l'Autorité de la concurrence a mené une vaste enquête sur les secteurs de la distribution du médicament et de la biologie médicale. Ces secteurs revêtent une importance particulière dans l'économie française et connaissent des évolutions profondes et rapides : développement de la télémédecine, porté par les technologies numériques et l'intelligence artificielle ; volonté des pouvoirs publics et des professionnels de développer de nouvelles missions pour les pharmaciens ; annonce par le Gouvernement d'un projet ambitieux de réorganisation des parcours de soins en ville ; développement de la vente en ligne de médicaments, sous impulsion européenne ; restructuration de la biologie médicale, avec des modifications successives du cadre législatif et des innovations continues des techniques d'analyse nécessitant des investissements réguliers.
Ces raisons ont conduit l'Autorité à analyser les dynamiques concurrentielles du secteur. Pour cela, elle s'est appuyée sur une cinquantaine d'auditions, associant les acteurs et représentants de la profession, ainsi que sur les résultats d'une grande consultation publique, ouverte il y a quelques mois, et qui a rencontré un grand succès (1600 pharmaciens et près de 900 biologistes y ont participé). L'Autorité a par ailleurs recueilli une quinzaine de contributions émanant des acteurs du secteur, qui lui ont permis d'enrichir sa réflexion.
Au terme de son enquête, l'Autorité constate que le cadre législatif et réglementaire applicable aux pharmaciens, biologistes et intermédiaires de la distribution des médicaments bride excessivement, sur certains points bien identifiés, leurs capacités de développement. Elle formule par conséquent des propositions pour accompagner la modernisation des pharmaciens d'officine et des laboratoires de biologie médicale, et leur permettre ainsi de saisir toutes les opportunités de développement qui se présentent à eux. Ces recommandations visent à maintenir un haut niveau de protection de la santé publique et prennent en compte les observations émises par les professionnels de santé et des pouvoirs publics, notamment le ministère de la santé.
MODERNISER LE MODELE ECONOMIQUE DES PHARMACIENS POUR QU'ILS PUISSENT PLUS FACILEMENT FINANCER LEUR ACTIVITE ET SE DEVELOPPER
Les pharmacies connaissent, depuis plusieurs années, un effritement relatif de leur rentabilité financière. Plusieurs raisons peuvent l'expliquer. Tout d'abord, le chiffre d'affaires des pharmacies est fondé en grande partie sur leur activité de dispensation de médicaments remboursables, qui représente environ 72 % du chiffre d'affaires de l'officine en moyenne. Or la volonté des pouvoirs publics de contrôler les dépenses de santé a conduit à une baisse relative du prix des médicaments et a ainsi affecté la situation économique de certains pharmaciens. Par ailleurs, sur l'activité hors monopole officinal, les pharmaciens doivent faire face à une concurrence accrue exercée, notamment, par les parapharmacies et la grande distribution, qui disposent de meilleurs coûts d'achat, et parfois de coûts salariaux moindres.
C'est pourquoi l'Autorité estime que l'officine française, pour procéder à la nécessaire modernisation de son activité et sauvegarder son modèle, doit être mise à même d'exploiter les opportunités que lui offrent les nouvelles technologies et les nouvelles missions que lui a confiées la loi.
> Assouplir les contraintes pesant sur la vente en ligne de médicaments pour permettre aux sites installés en France de lutter à armes égales avec les sites européens
Si la vente en ligne est autorisée en France depuis fin 2012, son cadre très restrictif ne permet pas aux officines - seules habilitées à ouvrir un site - de se développer ni de concurrencer efficacement leurs homologues européens. La possibilité d'acheter des médicaments à prescription facultative en ligne est d'ailleurs méconnue, de nombreux patients ignorant que ce mode d'achat des médicaments existe en France et est conforme au cadre légal.
Le choix d'un modèle très restrictif et contraignant, notamment sur les modalités de communication autour de l'activité du site, conduit à un sous-développement de l'activité de vente en ligne de médicaments en France, par rapport à la situation constatée dans des pays proches (Allemagne, Belgique) : 1% des médicaments à prescription médicale facultative sont vendus en ligne en France, contre 14 % en Allemagne par exemple. Les sites de vente en ligne, notamment belges, profitent des rigidités du cadre français pour développer fortement leur activité auprès des patients français, tandis que les sites des officines opérant en France sont bridés par de multiples contraintes, que la protection de la santé publique, objectif en soi totalement légitime, ne justifie pas toujours.
Ainsi, les officines françaises ne peuvent recourir à des locaux de stockage que s'ils sont situés à proximité de l'officine, ce qui constitue une contrainte financière et logistique considérable. Ils doivent respecter des règles très strictes pour communiquer sur leurs sites internet (contraintes pesant sur la taille de la police de caractère utilisée sur le site, référencement du site interdit…).
Par ailleurs, la réglementation ne prévoit pas de possibilité pour les officines de regrouper leur offre de vente de médicaments en ligne au sein d'un site commun et donc de mutualiser leurs moyens. Enfin, les pharmacies, contrairement aux parapharmacies, doivent recruter un pharmacien adjoint pour chaque nouvelle tranche de 1,3 M€ de chiffre d'affaires, alors même que les ventes ne porteraient pas sur des médicaments mais sur des produits de cosmétique, d'hygiène ou de parapharmacie.
L'Autorité invite ainsi à revoir la réglementation pour définir un nouvel équilibre, plus favorable au développement de l'activité de vente en ligne de médicaments. A cette fin, elle propose :
- d'autoriser les officines à recourir à des locaux de stockages plus éloignés de l'officine si nécessaire, afin qu'ils disposent de l'espace permettant de développer efficacement leur activité de vente en ligne de médicaments ;
- d'autoriser les pharmaciens à regrouper, s'ils le souhaitent, leur offre de vente en ligne au travers d'un site commun, ce qui permettra à plus d'officines d'accéder à cette activité et rendra possible des gains d'efficacité ;
- de revoir les modalités de calcul de l'obligation de recrutement de pharmaciens adjoints afin que celle-ci repose sur le seul critère des ventes de médicaments réalisées par l'officine, en excluant les ventes d'autres catégories de produits (parapharmacie, hygiène, cosmétique).
> Permettre un développement effectif des nouvelles missions qui ont été confiées aux pharmaciens par les pouvoirs publics, qui peinent à se concrétiser, alors qu'elles permettront de pérenniser le modèle officinal, tout en répondant aux besoins de renforcement du réseau de soin et d'accès à la santé
La loi « hôpital, patients, santé et territoires » de 2009 a confié aux pharmaciens de nouvelles missions. Ces dispositions sont toutefois longtemps restées lettre morte, faute d'accompagnement par un encadrement adapté. Elles commencent, depuis peu, à se mettre en place, comme l'illustre notamment l'expérimentation réussie de la vaccination antigrippale par les pharmaciens.
L'Autorité a identifié un certain nombre de blocages qui ont fortement limité le développement concret de ces nouvelles missions, alors même qu'elles répondent à des besoins nettement identifiés (comme par exemple, assurer une meilleure couverture vaccinale, favoriser une meilleure prise de son traitement par le patient, développer de nouveaux services de télédiagnostic …).
L'Autorité invite donc les pouvoirs publics à lever les blocages identifiés (liés par exemple à l'absence de tarification de certaines des nouvelles missions ou à la nécessité d'un cadre spécifique). Elle incite, par ailleurs, à une réflexion élargie sur le développement de nouvelles missions complémentaires qui pourraient enrichir encore le rôle des pharmaciens, tout en répondant à des enjeux identifiés pour le réseau de soins. Ces évolutions pourraient permettre à l'officine de s'orienter vers un rôle de « pharmacie clinique ».
- Compléter l'encadrement des nouvelles missions de pharmacie afin d'assurer leur développement effectif en levant les freins identifiés.
- Inviter les pouvoirs publics à examiner l'extension, au profit des pharmaciens, de nouvelles missions qui pourraient par exemple inclure :
- le dépistage de maladies non-transmissibles ou infectieuses ;
- la délivrance, de manière encadrée, de certains médicaments soumis à prescription médicale pour des pathologies bénignes, en situation d'urgence ou préventive ne nécessitant pas de diagnostic médical, etc.
Une telle réforme nécessitera un débat approfondi et un encadrement législatif définissant des garanties suffisantes pour l'intérêt du patient, et visant l'amélioration du parcours de soins.
Une telle diversification, sur laquelle il appartiendra au législateur de se prononcer, pourrait renforcer tant la compétitivité de l'officine que l'accès aux soins des patients.
> Clarifier et assouplir les dispositions relatives à la publicité pour permettre aux pharmaciens de communiquer sur leurs offres de parapharmacie et de services
Les médicaments sont soumis à des règles particulières de publicité qui visent à garantir la préservation de la santé publique. Le code de la santé publique interdit donc toute publicité pour les médicaments à prescription médicale obligatoire (PMO) et encadre celle relative aux médicaments à prescription médicale facultative (PMF). L'Autorité ne propose aucune modification de ces règles, qui répondent à des justifications évidentes.
L'Autorité relève, en revanche, que les règles encadrant la publicité que peuvent réaliser les officines sont bien plus restrictives que celles s'imposant à leurs concurrents, comme la grande distribution, pour ce qui concerne la vente de produits de parapharmacie sans qu'un motif de santé publique justifie une telle limitation. Certaines dispositions déontologiques, larges et peu précises - telle que celle « interdisant de solliciter la clientèle par des procédés contraires à la dignité de la profession » - conduisent souvent, en pratique, à interdire aux pharmaciens d'officine de recourir à toute forme de publicité, y compris lorsqu'elle ne porte pas sur des médicaments mais concerne des produits cosmétiques ou de parapharmacie, qui ne présentent pas de risque pour la santé publique
Ainsi, tout en invitant à consacrer le principe d'encadrement strict de la publicité sur les médicaments, l'Autorité formule plusieurs propositions concrètes de révision de la réglementation applicable à la publicité émise par l'officine, et en particulier du code de déontologie des pharmaciens, avec un double objectif :
- assouplir la publicité en faveur des produits autres que le médicament (parapharmacie, cosmétiques) ;
- assouplir les règles de publicité en faveur de l'officine, notamment pour permettre aux pharmaciens de mieux mettre en avant les services proposés aux patients.
> Diversifier, de manière encadrée les possibilités de financement des pharmacies pour permettre leur développement en garantissant la santé publique et l'indépendance du pharmacien
Le cadre légal applicable en matière de détention de capital des officines françaises contraint fortement leurs possibilités de financement. Ainsi, un pharmacien ne peut être propriétaire que d'une seule officine et ne peut avoir de participations minoritaires que dans un nombre limité d'officines.
Par ailleurs, certains pharmaciens d'officine ont du mal à financer leur projet d'installation ou de développement, et sont contraints de recourir à des procédés très onéreux.
La consolidation du modèle officinal et le développement des nouvelles missions du pharmacien acteur de santé (télémédecine, télédiagnostic) nécessitent l'accès à des sources de financement adaptées. C'est pourquoi, à l'instar d'autres pays européens qui l'ont déjà mise en œuvre1, l'Autorité considère que la France pourrait explorer la piste d'une ouverture encadrée du capital des officines, tout en garantissant le strict respect de l'indépendance professionnelle du pharmacien.
L'Autorité identifie à cet effet plusieurs scénarios gradués d'évolution de la réglementation (de l'augmentation du nombre de participations minoritaires de pharmaciens à l'ouverture à des investisseurs extérieurs). Elle accompagne ces scénarios d'assouplissement d'un éventail de garanties destinées à préserver la santé publique (garanties assurant l'indépendance du pharmacien, encadrement de la détention des droits de vote, encadrement des conflits d'intérêts).
> Assouplir partiellement et de manière strictement encadrée le monopole officinal pour autoriser la dispensation de médicaments en parapharmacies et en grandes surfaces
Le code de la santé publique réserve la vente de médicaments et de quelques catégories de produits (certaines plantes médicinales, certaines huiles essentielles…) aux seuls pharmaciens (monopole pharmaceutique) et aux seules officines (monopole officinal). Mais pour que les patients bénéficient d'une partie des retombées des efforts de modernisation de la profession, un assouplissement partiel et strictement encadré pourrait être envisagé. Sans remettre en cause le monopole pharmaceutique, dont l'Autorité réaffirme la pleine justification, elle propose une diversification limitée et très encadrée des lieux de distribution de médicaments afin d'améliorer l'accessibilité des produits concernés et de fournir une plus grande concurrence par les prix quand celle-ci est autorisée, au bénéfice du pouvoir d'achat du patient. Cette diversification encadrée viendrait ainsi compléter le maillage officinal, sans se substituer à ce dernier.
Un tel assouplissement ne porterait que sur un nombre limité de produits et exclurait les médicaments à prescription médicale obligatoire. Seraient seulement concernés :
- les médicaments à prescription médicale facultative (traitements des maux de gorge, rhumes, plaies superficielles, etc.) ;
- les dispositifs médicaux de diagnostic in vitro (autotests de dépistage VIH, lecteurs de glycémie, dosage du cholestérol, tests de diagnostic pour la maladie de Lyme, etc.) ;
- certaines plantes médicinales (inscrites à la pharmacopée) ;
- certaines huiles essentielles jusque-là réservées à la vente en officine.
Afin de garantir les impératifs de santé publique, la délivrance de ces médicaments et produits serait obligatoirement faite sous la responsabilité d'un pharmacien diplômé, en charge de délivrer médicaments et conseils sur toute l'amplitude horaire du lieu de vente (sur le modèle des réformes introduites en Italie et au Portugal).
La vente de ces produits ne pourrait être effectuée que dans un espace dédié, bénéficiant d'une caisse enregistreuse séparée.
Des exigences complémentaires pourraient être prévues, comme l'interdiction d'objectifs de ventes ou la mise en place d'un mécanisme de coresponsabilité du gérant de l'entreprise et du pharmacien salarié.
LES INTERMEDIAIRES DE LA DISTRIBUTION DU MEDICAMENT : REEXAMINER LE MODELE D'ACTIVITE DES GROSSITES-REPARTITEURS, NOTAMMENT L'EQUILIBRE ENTRE LEURS MISSIONS DE SERVICE PUBLIC ET LEUR MODE DE REMUNERATION
Bien que les intermédiaires de la chaîne de distribution du médicament soient amenés à commander de larges volumes de médicaments, les conditions commerciales qu'ils obtiennent des laboratoires restent souvent moins avantageuses que celles obtenues en direct par les officines, qui commandent pourtant des volumes nettement moins importants.
Le développement de ces ventes directes, entre laboratoires et officines, et la généralisation, pour certaines catégories de médicaments, de la rétrocession de la marge originellement allouée aux grossistes-répartiteurs sont de nature à affecter, à terme, leur pérennité économique si les grossistes-répartiteurs ne sont pas en mesure de faire face au coût que représentent leurs obligations de service public (qui visent à assurer un approvisionnement continu et homogène du territoire en médicaments).
À l'instar de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), l'Autorité invite les pouvoirs publics à réexaminer le modèle d'ensemble des grossistes-répartiteurs, et notamment leurs conditions de rémunération, fondées aujourd'hui uniquement sur le prix des médicaments, afin de les proportionner à leurs obligations de service public. Une rémunération en fonction des volumes distribués pourrait ainsi être envisagée.
LA BIOLOGIE MEDICALE / REVISER LES REGLES CONCERNANT LA DETENTION DU CAPITAL ET LE MAILLAGE TERRITORIAL
Concernant le secteur de la biologie médicale privée, les travaux menés par l'Autorité font ressortir que les évolutions successives du cadre relatif à la détention du capital des laboratoires ont entraîné un fonctionnement de ce marché « à deux vitesses ». En effet, les textes ont d'abord permis une ouverture temporaire du capital des laboratoires de biologie médicale dont certains ont bénéficié, avant de l'interdire peu après. Certains laboratoires ont donc eu la possibilité de se restructurer par croissance externe et ont pu ainsi acquérir une « masse critique » alors que les autres n'ont plus le droit de le faire.
Le cadre législatif génère ainsi aujourd'hui une profonde inégalité entre laboratoires quant à leur possibilité de se développer et apparaît à la fois injustifié et inefficace.
L'Autorité est par conséquent favorable à que les conditions de détention du capital de ces laboratoires soient revues, afin de mettre fin à une telle asymétrie, et de permettre à tous les acteurs du secteur de bénéficier des mêmes possibilités de croissance externe.
Par ailleurs, les règles portant sur l'implantation géographique des laboratoires ou la régulation de leur activité, apparaissent, sur certains points bien identifiés, trop lourdes et coûteuses pour les laboratoires.
L'Autorité invite donc les pouvoirs publics à vérifier si de telles règles sont toujours justifiées par des considérations de santé publique ou si, au contraire, leur révision doit être engagée. Il pourrait ainsi être envisagé :
- de permettre aux laboratoires d'étendre leur implantation sur un territoire plus vaste qu'actuellement (extension à la région) ;
- d'autoriser les remises tarifaires entre laboratoires ou par les laboratoires aux hôpitaux.
1Sur 33 pays situés sur le continent européen, 18 (soit 55 %) dont la Suède, la Norvège, l'Italie, la Belgique et le Royaume-Uni, ont partiellement libéralisé l'accès du capital à d'autres investisseurs que des pharmaciens.